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Cérémonie d’accueil officielle du nouveau juge en chef


Allocution prononcée par le très honorable Richard Wagner, C.P.
Juge en chef du Canada

Introduction et mot de bienvenue

Monsieur le Premier Ministre, très honorable Justin Trudeau; distingués membres de la magistrature; honorable Jody Wilson-Raybould, Ministre de la Justice et Procureure générale du Canada; honorable Stéphanie Vallée, Ministre de la Justice et Procureure générale du Québec; Madame Sheila MacPherson, Présidente de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada; Maître Paul-Matthieu Grondin, Bâtonnier du Barreau du Québec; Madame Christina Gray, Secrétaire de l’Association du barreau autochtone; anciens membres de la Cour, conjoints et conjointes; distingués invités; amis; Mesdames et Messieurs.

Des salutations toutes spéciales aux dizaines d’étudiantes et étudiants d’écoles secondaires de l’Outaouais, soit le Conseil des écoles publiques de l’Est de l’Ontario, le Conseil des écoles catholiques du centre-est, la Commission scolaire des Portages-de-l’Outaouais, la Commission scolaire du district d’Ottawa-Carleton et l’Ottawa Catholic School Board, qui visitent pour la première fois la Cour suprême du Canada et qui participent à la cérémonie de présentation du juge en chef du pays. Vous êtes notre avenir et votre présence est très importante pour nous tous. Bienvenue chez vous!

Quelle belle journée!

Pour tous ceux et celles qui m’ont accompagné lors des trois autres cérémonies de présentation — à la Cour supérieure du Québec, à la Cour d’appel du Québec, puis à la Cour suprême —, vous aurez reconnu ces premiers mots d’introduction. Il s’agit de mots simples, c’est vrai, mais de mots qui témoignent si bien des sentiments qui m’habitent aujourd’hui.

Ils expriment la joie bien sûr, mais aussi le doux réconfort que j’éprouve à me retrouver en compagnie de gens que j’aime, que j’admire et qui, dans certains cas, m’inspirent au quotidien.

Je ne prononcerai plus ces mots d’introduction puisque cette quatrième cérémonie de présentation sera évidemment la dernière de ce genre pour moi (à moins bien sûr que la prochaine cérémonie se déroule à titre posthume, auquel cas j’ose espérer que l’on ne dira pas « Quelle belle journée !!! »). Et c’est précisément pour cette raison que j’aimerais profiter des quelques minutes qui m’ont été allouées, non pas pour parler de ma personne et de mon parcours, mais surtout pour partager avec vous ma vision du rôle de notre Cour, de sa place dans le pays et sur l’échiquier international, ainsi que des objectifs qui vont me guider au cours des prochaines années.

Mais avant d’aborder ces points, permettez-moi de digresser quelques instants pour témoigner de ma gratitude envers tous ceux et celles qui m’épaulent au quotidien ou qui me font l’honneur d’être ici pour moi aujourd’hui, en personne ou en pensée.

Comme le soulignait Théodore Roosevelt : «Personne ne s’intéresse à l’ampleur de nos connaissances, avant de connaître l’étendue de notre compassion. »

Si vous le permettez, j’aimerais commencer en remerciant tous ceux et celles qui ont pris la parole avant moi et qui m’ont couvert d’éloges, éloges grandement exagérés à mon avis. Je ne sais pas si leurs témoignages résisteraient à un contre-interrogatoire rigoureux, mais je les ai écoutés, comme un juge doit le faire, avec un esprit ouvert et avec la plus grande attention, et je suis disposé à accepter tous ces commentaires et à leur prêter foi, bien humblement, sans mettre en doute leur véracité. Merci infiniment. Je suis vraiment touché par vos paroles.

Vous me permettrez de remercier chaleureusement ma collègue la juge Abella, qui avec sa générosité habituelle, n’a pas tari d’éloges dans sa présentation. J’imagine les nombreuses heures qu’elle a dû consacrer pour réussir à me trouver quelques qualités! Merci Rosie de ta générosité. Merci pour tout.

Je dois beaucoup à une foule de personnes, dont certaines sont dans la salle aujourd’hui et d’autres qui, bien qu’absentes, sont néanmoins très importantes pour moi. Votre soutien et votre enthousiasme m’ont incité à toujours faire mieux et à repousser mes limites. Aujourd’hui marque pour moi une étape personnelle extraordinaire, mais je ne saurais m’en attribuer tout le crédit.

Je ne dispose pas de suffisamment de temps aujourd’hui pour remercier toutes les personnes qui m’ont accompagné au long de ce parcours, mais j’aimerais en mentionner brièvement quelques-unes.

À vous, collègues qui siégez avec moi, merci. J’emploie le mot « collègues », mais vous savez toutes et tous que vous représentez beaucoup plus que cela à mes yeux. Nos fonctions sont tellement exigeantes — les longues heures de travail, le temps passé loin de nos familles, les questions complexes avec lesquelles nous sommes aux prises. Mais peu importe les difficultés auxquelles vous faites face chaque jour, chacun de vous est toujours disponible pour autrui, par un mot aimable, par une main sur l’épaule ou par une blague lorsque le besoin se fait sentir. Vous vous soutenez mutuellement. Je ne cesse d’être impressionné par vos connaissances, votre perspicacité, votre profond dévouement envers la démocratie et la primauté du droit — et par votre gentillesse. J’apprends tellement de chacun de vous. Même notre toute nouvelle collègue, madame la juge Sheilah Martin, a contribué à cette journée spéciale. Sachant que je voulais ouvrir cette cérémonie au public, elle m’a fait quelques suggestions, et nous voici tous rassemblés aujourd’hui.

Voilà comment les juges de la Cour s’appuient mutuellement, afin que chacun puisse donner le meilleur de lui‑même ou d’elle-même, afin que l’institution puisse faire mieux. Évidemment, comme dans toute famille unie, nous ne sommes pas toujours d’accord, mais nous formons une équipe, et nous nous respectons et nous nous soutenons. C’est avec beaucoup de fierté et d’humilité que je dirigerai notre formidable équipe de neuf. Et, bien qu’en tant que juge d’appel je me sois souvent fait traiter de « quart-arrière du lundi matin » — si vous me permettez cette traduction littérale —, l’occasion que j’ai aujourd’hui de jouer ce rôle ne pouvait tomber un jour plus approprié!

La collégialité qui nous unit découle non seulement de notre engagement commun envers la Cour et la justice, mais aussi d’un leadership fort. Par son incroyable éthique professionnelle et sa concentration de tous les instants, la juge en chef McLachlin a su inspirer tous ceux et celles qui ont eu l’honneur de travailler avec elle. Elle a dirigé la Cour avec une inlassable détermination à faire ce qu’elle jugeait être approprié, ainsi qu’avec une dignité tranquille, et ce, même — ou particulièrement — dans des circonstances difficiles. Elle a réussi à nous faire voir ce qui nous unissait plutôt que ce qui nous divisait. La Cour, et notre droit, s’en portent mieux. La juge en chef McLachlin ne pouvait malheureusement pas être des nôtres aujourd’hui, mais son héritage demeurera présent pour toujours.

Je veux également remercier ma famille, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible. Mes enfants Charles et Catherine, dont je suis tellement fier. Ils ont su cheminer à leur façon et à leur rythme, en s’inspirant, je l’espère, des valeurs que me suis efforcé de leur transmettre, valeurs qui m’ont préalablement été léguées par mes parents, notamment mon père Claude, dont la noblesse, l’intégrité et la générosité de cœur et d’esprit ont marqué sa contribution à la cause de la Justice au Québec et au Canada. Merci les enfants de faire honneur à notre nom, d’autant plus que vous représentez la 3e génération de juristes dans la famille.

En attendant de savoir si la quatrième génération s’intéressera elle aussi aux affaires juridiques, permettez-moi de vous les présenter. Mes deux princesses, Juliette et Charlotte, qui m’inspirent au quotidien. Je vous adore les filles. Et je ne voudrais pas oublier une autre princesse à venir, celle qui naîtra en avril, soit le premier enfant de mon fils Charles et de son épouse Jessica. Si vous saviez combien de fois je réfléchis à une question qui nous est présentée en recherchant une réponse qui vous permettra de grandir dans un monde meilleur.

Le 12 décembre dernier, comme chaque année, c’était l’anniversaire de naissance de ma conjointe Catherine. Coïncidence, cette date fut également celle de l’annonce de ma nomination par le premier ministre, ce que Catherine a reçu comme son cadeau d’anniversaire! J’espère Catherine que tu ne t’attends pas à quelque chose du même genre l’année prochaine! Il y a quand même des limites à ce que je peux faire!!

Parlant de Catherine, vous me permettrez de rendre hommage et de remercier tous les conjoints et conjointes des juges de notre Cour. Votre appui et vos sacrifices nous permettent de nous consacrer aux affaires de la Cour. Vous êtes des partenaires formidables et je vous remercie au nom de tous mes collègues.

Parlant de gens formidables, j’aimerais remercier publiquement ma douce moitié Catherine qui m’a toujours appuyé sans abandonner pour autant son sens critique. Elle est une juge exceptionnelle, une complice merveilleuse et ma GO préférée qui me permet de garder l’équilibre essentiel entre les vicissitudes de la vie et ses plus beaux côtés. Je peux l’assurer de mon amour sans compromis.

Je tiens à remercier mes complices de golf, dont certains sont avec nous aujourd’hui, de même que mes vieux copains du collège Brébeuf, où j’ai étudié, et de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, et certains associés de mon cabinet Lavery où j’ai exercé la profession pendant 24 ans. Ils me font l’honneur de leur présence. Finalement, comment ne pas mentionner la présence de nombreux amis, dont plusieurs membres de la Cour du Québec et anciens collègues de la Cour supérieure et de la Cour d’appel pour qui j’ai tant d’affection, ainsi que des représentants du Barreau de Montréal et du Centre d’accès à l’information juridique, deux entités qui ont marqué ma carrière et qui occupent toujours une place de choix dans mon cœur. Merci d’avoir bravé le froid de l’Outaouais pour être avec moi aujourd’hui!

La diversité de notre patrimoine

Lorsque je regarde autour de moi, je suis fier de voir à quel point notre société a évolué depuis le début de ma carrière. Nous sommes une société plus diversifiée. Notre premier ministre actuel est l’un des plus jeunes de notre histoire, et le bâtonnier du Québec est la plus jeune personne à occuper ce rôle. Les ministres de la Justice du Canada et du Québec sont des femmes. La présidente de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada est une femme du Grand Nord. Notre ministre fédérale de la Justice est d’origine autochtone, et elle en est fière. Une autre invitée de marque, Madame Christiane Gray, la secrétaire de l’Association du Barreau autochtone, nous visite pour la première fois aujourd’hui. Et, autre première, nous avons ouvert la cérémonie au public autant que nous le pouvions, et des étudiants se sont joints à nous pour la présentation. Notre gouvernement et notre magistrature se diversifient, et deviennent plus représentatifs et accessibles aux Canadiens. Bienvenue en 2018!

Maintenant que la poussée d’adrénaline initiale s’est estompée, j’ai eu le temps de réfléchir à l’importance de notre système de justice, de l’institution dans laquelle nous nous trouvons et de l’époque à laquelle nous vivons. J’ai aussi réfléchi sur ce qui, comme Canadiens, nous rend uniques : notre patrimoine multiculturel, nos deux traditions juridiques et nos robustes institutions; la façon dont ces facteurs nous permettent de faire face aux défis du monde actuel; et les choses que la Cour, en tant qu’institution, doit faire pour relever ces défis.

Au Canada, affirmer que la diversité constitue une force, c’est dire une évidence; nous ne faisons pas que tolérer la diversité, nous adhérons à cette valeur. Elle fait partie de notre identité. Notre pays a été bâti par des gens — hommes et femmes — travailleurs et industrieux venus de tous les coins de la planète, et par les peuples autochtones qui habitaient ici bien avant notre arrivée. Différentes cultures, langues, religions et expériences se sont entrelacées pour créer notre riche et unique tissu social.

Pourtant, même si nous célébrons cette diversité aujourd’hui, nous n’avons pas toujours été tendres les uns envers les autres. Nous avons amorcé avec nos concitoyens autochtones un processus de réconciliation en vue d’établir une nouvelle relation. Un tel processus est difficile, et c’est inévitable, les blessures sont profondes. Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons chaque jour nous efforcer de réparer des torts. Il faudra certes du temps. Mais nous y parviendrons. Nous sommes déterminés à le faire.

En tant que pays, nous n’avons pas non plus toujours accueilli les immigrants à bras ouverts. Qu’il s’agisse de la taxe d’entrée perçue qui a été imposée aux Canadiens d’origine chinoise de 1885 à 1923, du refus de permettre aux passagers sud-asiatiques de débarquer du Komagata Maru en 1914, et de la fermeture de nos frontières aux réfugiés juifs à la veille de la Seconde Guerre mondiale — nous avons fait des erreurs. Des erreurs tragiques et fatales. Ces erreurs n’ont pas rendu notre pays plus fort ou plus sûr; elles sont plutôt devenues des sources de honte nationale.

Nous avons appris de ces erreurs. Nous avons pris conscience de tout ce que les immigrants peuvent apporter à notre pays. La diversité que nous célébrons aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard — c’est un choix délibéré que nous avons fait comme société, et que nous continuons de faire chaque jour par nos décisions. D’autres sociétés semblent s’engager dans une direction différente, et fermer leurs portes plutôt que les ouvrir, se laissant guider par la peur plutôt que par la compassion. Comme l’histoire nous l’a trop bien appris, cette approche n’est pas la bonne. Nous devons bien sûr être prudents. Le terrorisme et l’extrémisme religieux sont des réalités dans le monde, et ces réalités n’ont pas leur place au Canada. La Cour suprême est la gardienne ultime de notre Constitution et, à ce titre, elle veille au respect des droits et libertés que la Charte garantit aux Canadiens. Nous pouvons compter, partout au pays, sur de solides tribunaux qui oeuvrent à la réalisation d’un même objectif, à savoir assurer le juste équilibre entre la sécurité et la liberté. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, en particulier, examinent quotidiennement des questions de sécurité et d’immigration, avec sagesse et nuance. Notre système de justice est robuste et suffisamment souple pour relever le défi.

Nos traditions juridiques

La diversité est aussi une force de notre système juridique, qui amalgame deux fières traditions linguistiques et juridiques : le français et l’anglais, le droit civil et la common law. Nos deux traditions juridiques abordent peut-être les problèmes de façons différentes, mais ultimement ce sont des traditions canadiennes, fondées sur des valeurs morales communes, soit l’équité, la démocratie et la primauté du droit. En raison de ces fondements communs, et en raison de l’osmose qui a lieu entre la common law et le droit civil dans les délibérations et les décisions de la Cour, il n’est pas possible d’affirmer que ces deux systèmes sont entièrement indépendants l’un de l’autre.

C’est grâce à ces interactions que la Cour a pu déterminer qu’il existe en common law une obligation contractuelle d’agir de bonne foi Note de bas de page 1, obligation qui était auparavant explicite seulement dans les règles du droit civil. Ces traditions s’influencent entre elles, évoluent ensemble et, lorsqu’elles sont analysées conjointement, elles mettent en lumière des valeurs fondamentales. D’une certaine manière, chacune fait ressortir le meilleur de l’autre.

Nos institutions démocratiques

Lorsque je pense aux choses qui font que du Canada un pays formidable, qui forgent son identité, bien d’autres choses me viennent à l’esprit. Le hockey, les grands espaces! Et je pourrais bien sûr continuer. Le Canada est un pays merveilleux, doté de nombreuses particularités uniques et extraordinaires. Mais, comme juriste, il y a un aspect qui retient tout particulièrement mon attention — une particularité qui ne figurera sans doute jamais au palmarès des 10 plus grandes caractéristiques canadiennes ou qui ne sera pas célébrée dans une vidéo virale. Il s’agit d’une caractéristique qui est aussi essentielle qu’elle est . . . pour dire les choses gentiment, « peu excitante ». Je parle de la force de nos institutions nationales — institutions telle la Cour suprême du Canada.

Notre pays étant depuis si longtemps un pays stable et paisible, nous avons eu le luxe de tenir pour acquises les institutions qui nous assurent la paix et la stabilité. Nous possédons une démocratie dynamique, nous profitons — grâce à la Charte et à d’autres règles de notre droit — de robustes protections en matière de droits et libertés individuels, et nous respectons les institutions publiques qui constituent des tribunes nous permettant de régler nos différends de façon pacifique et constructive. Certes, la Cour protège les droits des minorités, mais elle œuvre au bénéfice de tous et chacun des Canadiens.

C’est pour aider les Canadiens à régler leurs différends que cet édifice existe. Les Canadiens s’adressent à la Cour parce qu’ils ont confiance dans notre système de justice, et parce qu’ils savent qu’ils auront droit à une audition équitable de leur cause. Cela ne veut pas dire que tout le monde est toujours d’accord avec l’issue d’une instance, ou que tout le monde est heureux quand c’est terminé. Bon nombre de litiges qui aboutissent devant les tribunaux sont profondément personnels. Pensons au parent qui se bat pour obtenir la garde de son enfant alors que l’autre parent veut déménager dans un pays étranger. Pensons à la travailleuse qui lutte pour retrouver son emploi et son gagne-pain, estimant qu’elle a été congédiée injustement. Pensons même au contrevenant qui a été déclaré coupable et qui croit que la preuve utilisée contre lui a été recueillie en violation des droits que lui garantit la Charte. L’issue de ces litiges peut changer la vie des justiciables concernés! D’où l’importance de maintenir la confiance du public dans le système de justice, parce que cette confiance est la pierre angulaire de notre démocratie. Ces enjeux sont beaucoup trop importants pour ne pas veiller au maintien d’une magistrature forte et indépendante. Mais encore faut-il que les justiciables aient accès aux tribunaux . . .

Pour bien remplir nos missions de juges et d’avocats, nous devons assurer aux Canadiens un meilleur accès à la justice. Mais cette tâche demeure un défi, et ce, pour de nombreuses raisons complexes et interreliées. En effet, ce défi ne se résume pas aux seules questions de l’accessibilité financière aux services des avocats et des délais au sein du système de justice. Il soulève aussi des questions touchant l’accès à l’information, l’éducation juridique et les programmes de prévention. Il concerne également la simplification du processus. Nous devons nous efforcer d’assurer une justice adéquate à tous les Canadiens, et non une justice exceptionnelle à un petit nombre d’entre eux. Mais même s’il est permis de souhaiter instaurer un système parfait, il faut reconnaître la réalité du monde dans lequel nous vivons, un monde où existent des difficultés et des limites bien réelles, et où s’opposent des priorités concurrentes. Cela ne signifie toutefois pas que nous ne devrions cesser d’aspirer à une meilleure justice, car plus élevé sera notre objectif, plus grandes seront nos réalisations.

Nos organisations judiciaires

Parmi les moyens dont nous disposons pour améliorer la situation, deux importantes organisations judiciaires sont mises à contribution. Dans mon nouveau rôle de juge en chef du Canada, j’ai en outre l’honneur, ainsi que le devoir, de diriger le Conseil canadien de la magistrature et l’Institut national de la magistrature. La plupart des Canadiens n’ont probablement jamais entendu parler de ces organisations, mais elles sont essentielles afin d’assurer la force et le succès de notre système de justice. J’aimerais dire quelques mots à leur sujet.

L’Institut national de la magistrature est le principal fournisseur canadien de programmes de formation permanente pour les juges. Peu de temps après leur première nomination à la magistrature, et ce, tout au long de leur carrière judiciaire, les juges canadiens reçoivent une formation sans pareille, prodiguée par le personnel expert de l’Institut et par des centaines de bénévoles provenant de nos tribunaux, nos universités, nos professions juridiques et nos communautés.

Le Conseil canadien de la magistrature est l’endroit où 39 juges en chef canadiens de nomination fédérale, venant de l’ensemble des provinces et territoires et de nos tribunaux nationaux, se réunissent pour échanger sur la formation de la magistrature, la conduite des juges et l’amélioration des services judiciaires pour les Canadiens. Les juges qui siègent au Conseil possèdent des dizaines d’années d’expérience et connaissent intimement les difficultés auxquelles font face les Canadiens devant nos tribunaux — qu’ils soient plaideurs, victimes, accusés ou autres.

Il est de plus en plus évident que nos procédures de traitement des plaintes reprochant à des juges des conduites répréhensibles graves sont dépassées, lentes et obscures. De plus, bien que les Canadiens s’attendent à la transparence et à la responsabilité, nous continuons d’appliquer des modèles d’administration judiciaire des années 70. Dans l’un de ses derniers gestes en qualité de présidente du Conseil, l’ancienne juge en chef McLachlin a entamé un important dialogue avec le gouvernement fédéral en matière de réforme de notre administration judiciaire. Je suis impatient de poursuivre dans un avenir rapproché cet important travail de concert avec le premier ministre et la ministre de la Justice, Ces efforts ne manqueront pas de renforcer notre système de justice et de lui permettre de mieux répondre aux besoins des Canadiens.

Notre place dans un monde troublé

En tant que Canadiens, nous tenons le maintien de la primauté du droit pour acquis, mais il s’agit d’une réalisation extraordinaire. Nous traversons une époque trouble. Il vous suffit de feuilleter un journal et, tous les jours, vous verrez un nombre incalculable d’exemples de pays où la primauté du droit s’affaiblit, à divers degrés, où les gouvernements intimident la magistrature, les Barreaux et les médias traditionnels au moyen de menaces et d’arrestations et où les partis pris des institutions mènent à des résultats différents selon la classe sociale, le sexe, la religion, la langue ou la race du justiciable.

Au Canada, heureusement, tout cela nous a essentiellement été épargnés. Je dirais que c’est parce que les Canadiens continuent de croire fermement que leurs institutions, particulièrement leurs institutions juridiques et judiciaires, agissent avec équité et justice. La Cour a une voix puissante, parce qu’elle défend la vérité et la justice, ainsi que la démocratie et la primauté du droit. Nous n’exprimons pas souvent cette idée de façon aussi grandiloquente, mais elle constitue en définitive la source de la force de la Cour. Nous avons de l’influence parce que nous jouissons de la confiance et du respect des Canadiens. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes à l’abri de tous les changements qui surviennent ailleurs. Nous ne pouvons nous permettre de relâcher nos efforts en vue de protéger nos valeurs. Et quand je dis « nous », je ne vise pas uniquement les juges, les avocats ou les gens dans cette pièce; je veux dire nous toutes et tous. L’ensemble des Canadiens. Car nous sommes tous concernés.

D’autres, également, souhaitent que nos efforts soient couronnés de succès. En effet, en cette époque troublée, d’autres pays et d’autres tribunaux regardent dans notre direction pour y trouver l’inspiration — non pas parce que notre pays est une puissance militaire ou économique, mais plutôt en raison de la force juridique de nos institutions et, oserais-je dire, notre force morale. Pour utiliser une métaphore moderne, la primauté du droit est une de nos « killer apps », de nos « appli géniales », c’est-à-dire une chose tellement impressionnante que tout le monde désire l’obtenir. Notre magistrature professionnelle et indépendante, la Charte canadienne des droits et libertés, notre engagement envers l’accès à la justice : voilà certaines des choses que les gens d’ailleurs voient quand ils se tournent vers le Canada. Ces autres caractéristiques font aussi partie de nos « appli géniales ».

Le paysage médiatique en mutation

Il y a quelques instants, je vous invitais à « feuilleter un journal » — mais on sait que ce n’est plus ainsi que bon nombre de Canadiens s’informent de nos jours. En effet, selon une étude récente, quatre Canadiens sur dix obtiennent principalement leurs informations par l’entremise des médias sociaux, une proportion qui place le Canada au deuxième rang à cet égard derrière la Corée du Sud parmi les pays développés Note de bas de page 2. Cette situation est problématique, car nous savons que l’information figurant sur les sites des médias sociaux n’est pas présentée en toute neutralité; les responsables de ces sites organisent soigneusement le contenu de cette information en fonction du profil qu’ils ont établi à partir des sites que vous visitez, des articles sur lesquels vous cliquez, ainsi que des messages que vous aimez et que vous partagez. Autrement dit, on vous présente la nouvelle que vous voulez entendre.

L’ancien président, Barack Obama, a d’ailleurs fait la mise en garde suivante : [traduction] « Un des dangers de l’Internet est que des gens peuvent avoir des perceptions complètement différentes de la réalité. Il peuvent donc en quelque sorte baigner dans un environnement d’information qui vient renforcer leurs préjugés et partis pris » Note de bas de page 3. Il s’agit là d’une affirmation grave et troublante. Le défi qu’il identifie — c’est-à-dire la recherche d’un juste milieu Note de bas de page 4 dans la culture du « piège à clics » (« clickbait » en anglais) — ne se prête pas à l’application de solutions faciles.

Le mouvement vers les médias sociaux s’est fait aux dépens des médias traditionnels sur lesquels notre Cour comptait jadis de façon exclusive — et sur lesquels elle compte encore énormément — pour communiquer avec le public. Mais le paysage médiatique a tellement changé au cours des dix dernières années qu’il en est devenu presque méconnaissable. En effet, il y avait auparavant un groupe attitré de journalistes qui étaient affectés à la Cour suprême et, de fait, exclusivement à notre Cour. Aujourd’hui, les journalistes chargés de couvrir les travaux de la Cour couvrent également d’autres tribunaux, ainsi que les questions touchant la justice en général, la Colline parlementaire, et bien d’autres sujets encore. Sollicités de toutes parts par tous ces sujets, et malgré leur talent, leur expérience et leur bonne volonté, ils n’ont pas le temps de lire et de comprendre toutes les nuances d’un arrêt de soixante pages, et encore moins de rédiger un article fouillé sur le sujet. En pratique, cela veut dire que les jugements qui sont rendus dans cette enceinte sont de moins en moins accessibles au Canadien moyen. Loin des yeux, loin des préoccupations, si vous me permettez cette paraphrase. En conséquence, lorsque les Canadiens commencent à mettre en doute –– dans les médias sociaux, et ce, parfois avec une certaine virulence –– ce que font certaines de leurs institutions, peut-on vraiment leur en tenir rigueur?

La réponse de la Cour

Je suis conscient que le portrait que je viens de brosser peut paraître bien sombre, mais je voulais tout simplement m’assurer d’avoir votre attention. Ce n’est pas le temps de baisser les bras, de se fermer les yeux, de faire la sourde oreille ou de mettre en veilleuse tous nos autres sens, comme le font parfois certains en temps de crise. Ce n’est pas non plus le temps d’être cynique; le cynisme, c’est simplement une façon d’abandonner la partie sans le dire ouvertement.

Que pouvons-nous faire alors? Que peut faire la Cour, que peuvent faire les autres tribunaux? Selon moi, la réponse est bien simple : faire notre travail. Mais nous ne pouvons pas continuer à faire notre travail de la même façon qu’auparavant. La société a changé, et nous devons changer nous aussi. Nous devons être souples, capables d’adaptation et ouverts d’esprit. Une fois de plus : Bienvenue en 2018.

Il va de soi que nous continuerons d’entendre des causes et de rendre des jugements impartiaux et soigneusement motivés sur des questions importantes pour les Canadiennes et les Canadiens, en préservant jalousement notre obligation de réserve pour nous garder à l’abri de la controverse inhérente aux débats publics. Cependant, nous avons également la responsabilité d’être transparents. Nous avons déjà commencé à examiner des moyens de mieux collaborer avec les médias et de communiquer plus directement avec le public. Ces moyens s’ajoutent à la panoplie de mesures que cette Cour a déjà entreprises pour faciliter la tâche aux médias traditionnels et pour communiquer efficacement avec les citoyens directement, entre autres par l’entremise de notre compte Twitter! Les juges et les tribunaux doivent s’ajuster et expliquer qui ils sont, ce qu’ils font et comment ils le font. Des initiatives intéressantes sont déjà prévues et se mettront en branle au cours des prochains mois, et j’ai personnellement bien hâte de voir quels résultats elles produiront.

Certains penseront peut-être que cette volonté de nous rapprocher du public est un peu radicale. À mon avis, elle ne l’est pas. Nous ne faisons que reconnaître le fait que nous avons, envers les Canadiennes et les Canadiens, un devoir de transparence et d’information.

Conclusion — Une société plus juste

J’ai partagé avec vous certaines réflexions sur ce qui nous définit et sur le chemin que nous avons parcouru. Je vous ai dit pourquoi, à mon avis, la Cour est importante pour le monde et pour les Canadiens. De nombreux défis attendent la Cour, et le Canada. Lorsque je regarde autour de moi aujourd’hui, connaissant les Canadiens comme je les connais, je suis impatient de voir la Cour s’attaquer à ces défis, de voir la direction que nous prendrons.

Nous nous trouvons aujourd’hui dans un édifice à l’architecture impressionnante, dans une salle d’audience empreinte de solennité. Cela fait un peu plus de cinq ans seulement que je suis arrivé à la Cour, et je ressens encore un brin d’excitation à chaque fois que j’y entre. Cet édifice est évidemment un endroit très spécial. Mais ce n’est pas une tour d’ivoire. Il abrite la Cour suprême du Canada. Chaque Canadienne, chaque Canadien, devrait avoir le sentiment qu’il peut franchir ces portes et venir s’assoir dans cette salle d’audience. Ils devraient s’y sentir chez eux. En effet, ils sont ici chez eux autant que nous, qui y siégeons comme juges. Nous ne faisons qu’y travailler, pour eux.

Churchill a déjà dit : [traduction] « Nous gagnons notre vie de par ce que nous recevons, mais nous lui imprimons un sens de par ce que nous donnons. »

Les défis qui pointent à l’horizon ne peuvent être relevés avec succès par un seul juge. Mais je sais que je peux compter sur l’appui et la détermination de mes collègues et de toute l’équipe de la Cour suprême, et qu’ensemble nous travaillerons sans relâche, au mieux de nos capacités, afin de laisser à nos enfants et petits-enfants, ainsi qu’aux vôtres, une société plus ouverte, une société plus paisible, une société plus juste!

Voilà l’étendue de mon engagement.

Merci de votre aimable attention.

Allocution prononcée par le très honorable Richard Wagner, C.P.
Juge en chef du Canada
Cérémonie d’accueil officielle du nouveau juge en chef
Ottawa, Ontario
Le 5 février 2018


Notes de bas de page

Note de bas de page 1

Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494.

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Note de bas de page 2

Jenny Yuen, 42% of Canadians get their news through social media: study, Toronto Sun (14 janvier 2018).

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Note de bas de page 3

Laura Smith-Spark, Obama warns over divisive social media use in Prince Harry interview, CNN (27 décembre 2017)

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Note de bas de page 4

Ibid.

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Date de modification : 2024-12-20